Malaisie : la vie “épargnée” des missionnaires catholiques sous l’occupation japonaise June 11, 2021 – Posted in: Authors, In The News
Les bombardements, les arrestations, le rationnement… La vie sous occupation japonaise du Collège général de Penang en Malaisie se révèle directement à travers le journal inédit de son père supérieur. Il témoigne de la vie de ces « hommes blancs », ni en fuite, ni prisonniers, épargnés par l’occupant.En 1781, deux prêtres de la Société des Missions Etrangères de Paris débarquèrent en Malaisie comme réfugiés, après avoir fui le Siam. Le Collège général, destiné à la formation des prêtres catholiques de toute l’Asie, s’installa à Penang en 1808. Au cours de son histoire, le séminaire, de langue latine, a formé plus de 2 000 étudiants d’Asie du Sud-Est et au-delà, de Chine, d’Inde et du Japon. Le Collège général est probablement la contribution la plus importante que la Malaisie ait apportée aux « réseaux de savoir » d’Asie.Contrairement aux idées reçues, tous les « hommes blancs » n’ont pas disparu de Malaisie pendant la guerre. Tous ne se sont pas échappés avant l’arrivée des troupes japonaises, ou ne sont pas morts au combat ou bien n’ont pas passé la guerre dans des camps de prisonniers. Certains sont restés sur place, et parmi eux, les missionnaires catholiques français. Ils ont été épargnés, car le gouvernement français de Vichy était ami avec les Allemands et, par extension, avec les puissances de l’Axe. La colonie française d’Indochine était également amie avec le Japon.C’est en travaillant sur sa thèse de doctorat « Homo Apostolicus. La formation du clergé indigène au Collège général des Missions Etrangères de Paris, à Penang (Malaisie), 1808-1968 : institution et représentations », présentée en 2009 (et publiée en 2015 chez Karthala), que Bernard Patary trouva dans les archives du séminaire diocésain de Penang un journal manuscrit. Si l’on y évoque des événements majeurs, le journal est surtout une chronique de la vie quotidienne en temps de guerre, par des gens ordinaires, partageant leurs difficultés, leurs espoirs et leurs luttes. Pour cette raison, ce journal est un document exceptionnel d’histoire sociale pendant l’occupation japonaise de la Malaisie.
À propos du journal et de son auteur
*Erreur involontaire en écrivant.Commencé en 1931, le journal s’achève en 1946 et l’auteur est anonyme. Par inadvertance, l’auteur se trahit. Le 20 avril 1943, alors que le Collège général faisait de la place pour des salles de classe supplémentaires à la demande des autorités japonaises, il commit un lapsus calami * : « La statue à l’entrée principale est rangée dans mon bureau. » Le bureau en question était celui du supérieur, nous pouvons donc en conclure que l’auteur était le Père Marcel Rouhan.Marcel Rouhan est né en 1896 dans le sud de la France, à Aix-en-Provence. Il est mobilisé pendant la Grande Guerre avec le grade de sous-lieutenant. Il entre au séminaire de la Société des Missions étrangères de Paris en 1921 et part étudier à Rome à l’Université pontificale grégorienne, où il est ordonné prêtre en juin 1925. En septembre de la même année, il s’embarque pour Penang afin d’y servir comme directeur au Collège général, dont il devient le supérieur en 1930. Le 19 novembre 1946, il rentre en France.Pour protéger son institution et sa fonction, l’auteur a préféré garder l’anonymat et conserver son journal en lieu sûr. « Ce cahier est rangé au Collège pour des raisons de sécurité et dorénavant, le Journal continue sur des feuilles volantes qui seront insérées ici », écrit-il le 9 janvier 1944. En conséquence, le texte reflète un degré de liberté qui pourrait être absent d’une lettre ou d’un rapport destiné à être partagé.
Survivre en temps de guerre
Primum superesse, deinde philosophari – d’abord rester vivant, ensuite philosopher. Diriger le Collège général n’était pas une aventure personnelle. Les directeurs avaient de lourdes responsabilités ; sept adultes étaient responsables de plus de cinquante adolescents et jeunes hommes. Ils avaient en outre à sauvegarder l’intégrité physique, intellectuelle et spirituelle d’une institution, gérer des bâtiments et des terrains, diriger un séminaire et administrer enfin, les sacrements de l’église catholique.*Rupture de l’approvisionnement électrique.La première menace causée par la guerre était les bombardements. Dès 1939, un projet d’abris anti-aérien fut envisagé à Mariophile, la maison de campagne, située à trois kilomètres du Collège général. Les travaux commencèrent au début de 1941, ainsi que les exercices de blackout*. En décembre 1941, pour des raisons de sécurité, la Communauté quitta le Collège général et s’installa à Mariophile située hors la ville. Le Collège général revint dans ses murs en février 1945, après que la marine japonaise eut réquisitionné Mariophile.En fait, le Collège général a eu la chance d’échapper aux destructions, de même que toutes les églises catholiques, ainsi que les écoles des Sœurs. Les Frères qui perdirent leur prestigieuse école de Penang, l’Institution Saint-Xavier lors des bombardements alliés en 1945, n’ont pas été aussi chanceux.Pire encore bien sûr, était l’arrestation. Le 14 juillet 1942, les Frères de Taiping, sur la péninsule malaise, furent dénoncés et arrêtés pour avoir converti un communiste. Ils furent envoyés à la prison de Kuala Lumpur et libérés seulement un mois plus tard. L’année d’après, cinq Frères de Kuala Lumpur ont été arrêtés et envoyés à Singapour. Le 3 octobre 1943, le tailleur du Collège général a été arrêté et passé à tabac, soupçonné de fournir de la nourriture à des soldats cachés. Henri Michel, le procureur du Collège général, citoyen belge, fut finalement interné à Singapour en décembre 1943. À la mi-mars 1944, un prêtre de Bukit Mertajam, Joachin Teng, fut incarcéré pendant une semaine. Le 4 octobre 1944, le kepala (la tête en malais, ici le chef des domestiques) du Collège général fut arrêté et également détenu pendant une semaine. Même le supérieur fut arrêté par une patrouille pour s’être promené seul en lisière de forêt. « Nous sommes toujours sur le qui-vive, nos valises prêtes, car nous pouvons être arrêtés à tout moment », écrivait alors Marcel Rouhan.
D’abord manger, ensuite philosopher
Primum panem, deinde philosophari. D’abord manger, ensuite philosopher. La préoccupation principale du Collège général, comme pour le reste de la population, était de manger, trouver de la nourriture, ne pas mourir de faim mais rester en vie. Le nombre d’entrées dans le journal concernant ces sujets en dit long.Outre le riz, le sucre, l’huile de noix de coco, les boîtes d’allumettes, les patates douces ou le poisson furent rationnés. Les quantités furent progressivement réduites. La ration de sel étant insuffisante, les élèves commencèrent à bouillir de l’eau de mer pour obtenir du sel. « Les vols de noix de coco se multiplient, mais les gens peuvent se prévaloir de circonstances atténuantes, écrit Marcel Rouhan le 10 décembre 1944. La ration de noix de coco est réduite à une par mois et par famille. »En 1944, les autorités japonaises créèrent des trusts officiels pour distribuer les légumes et le poisson ; ceux-ci disparurent dès la création de ces organismes. En janvier 1945, le porc fut vendu de la même manière, « et presque immédiatement, la viande de porc disparaît du marché ». Finalement, ces trusts ont été dissous en juillet 1945, parce qu’ils « étaient boycottés et tout allait au marché noir ».Marcel Rouhan, suivant le vieil adage, s’adapta aux circonstances : « Mieux vaut avoir de la nourriture dans le garde-manger que des billets dans le coffre-fort. » Le papier-monnaie n’ayant aucune valeur, il valait mieux acheter et vendre. « Nous achetons, malgré les prix astronomiques, beaucoup de poisson, de maïs, de ragi (mil) et de mee (nouille) séchée en particulier […] et nous les vendrons avec un grand profit après un certain temps. »Une conséquence logique de la rareté et du rationnement, allant de pair avec le marché noir, était l’inflation. Les prix augmentèrent régulièrement pendant l’occupation japonaise. Un sac d’un pikul (60 kg) de riz coûtait 12,5 dollars en janvier 1942. En 1945, le prix atteignait 1 600 dollars.
Éducation et religion
Les études au séminaire n’ont jamais été interrompues, en dehors des vacances habituelles. La principale différence était que seule l’étude à temps partiel était possible, l’autre moitié du temps de la Communauté étant consacrée aux activités agricoles.Il est important de noter que pendant toute la durée de la guerre, les pratiques religieuses n’ont jamais cessé au séminaire. Les messes quotidiennes n’ont jamais été interrompues, même lorsque Penang était sous les bombes. Le calendrier liturgique a été strictement respecté – seule l’échelle des célébrations était parfois affectée. Même les ordinations furent célébrées. Les Pères n’ont jamais été à court de farine et de vin pour célébrer les Saints Mystères pendant la messe.En octobre 1942, les catholiques devinrent sérieusement inquiets lorsque les soldats japonais brisèrent les croix de ciment à l’église de l’Assomption et au couvent de Light Street. Au début de 1943, les Sœurs ne furent plus autorisées à enseigner le catéchisme, ni les Frères autorisés à enseigner en latin.
Le danger et la piété
Avant la guerre, Monseigneur Adrien Devals, évêque de Malacca, a établi la feuille de route des prêtres : « N’oubliez pas que nous ne sommes pas des politiciens mais des missionnaires ; nous ne travaillons pas pour une nation ou pour une autre, mais pour le Roi des Cieux. »Pourtant, il était difficile pour les missionnaires de cacher leurs sentiments. La sensibilité de Marcel Rouhan, qui combattit pendant la Première Guerre mondiale, transparaît dans le journal, où il utilise « Boche », pour désigner un Allemand.
Par souci de bon sens et en dernier recours, la résistance n’était pas exclue. Elle pouvait être passive, comme oublier d’apprendre le japonais, ne pas suivre l’heure de Tokyo, ou bien finalement arrêter les cours de japonais au début de 1945. Les Pères, les Frères et les Sœurs s’engagèrent également ensemble dans un acte de résistance active en avril 1943 quand, sur le point de perdre le Collège général, ils s’opposèrent à la décision japonaise et menacèrent de faire appel au Pape. Les Japonais finalement reculèrent.Avec la fin de l’occupation japonaise, ni les Britanniques, ni les communistes ne vinrent troubler le Collège général. Cela prouve que le comportement des Pères français n’a jamais été compromis.C’est dans leur foi que les Pères et leurs élèves ont trouvé la force de continuer. « Les dangers furent un stimulant pour la piété, et la nécessité évidente d’implorer le secours d’en haut contribuait à nourrir la ferveur », écrit Marcel Rouhan le 15 octobre 1945.À partir de 1943, la politique « Religion d’abord » devient de plus en plus difficile à poursuivre. Continuer à pratiquer sa religion et persévérer à former de futurs prêtres devient aussi, alors, une forme de résistance.
Les temps changent
L’occupation japonaise allait entraîner des changements au sein de la Communauté et à l’extérieur, en Malaisie et dans le monde en général.La nouveauté la plus importante pour le Collège général fut l’introduction de la mixité des sexes. Pour la première fois, des femmes ont été autorisées à entrer au Collège général. C’étaient les jeunes élèves de l’école publique exécutant leurs mouvements de gymnastique suédoise dans la cour tous les matins : « Déjà de nombreuses jeunes filles ont vingt ans, qui font dans la cour des exercices chorégraphiques, qui peuvent ne pas être de très grande qualité, cependant, [ils] ne laissent pas nos séminaristes indifférents. »Marcel Rouhan a parfaitement résumé le problème : « Pendant les cours, les élèves de l’école montent et descendent presque continuellement l’escalier. Et les rires, les cris de toutes ces jeunes [filles], les odeurs légères d’écolières, pénètrent notre atmosphère et constituent un climat très inhabituel pour nos cours de théologie », non seulement pour les séminaristes, mais peut-être aussi pour les directeurs.« Un vent d’indépendance souffle sur l’Empire », écrit Marcel Rouhan le 23 février 1946. Dès janvier cette année-là, après les vacances de décembre, la vie au Collège général était redevenue normale. Superficiellement, il semblait que rien ne s’était passé. Mais personne n’oublierait jamais que « l’homme blanc » avait été vaincu. En Malaisie, ainsi que dans le reste du monde, de nouvelles idées étaient à l’œuvre. Les choses ne seraient plus jamais les mêmes.
Par Serge Jardin. Serge Jardin est l’auteur de Diary of a French Missionary: Penang during the Japanese Occupation.